Récit d’un ancien appelé qui déteste l’idée du service militaire et l’armée

Je suis né en 1977. C’est à dire que je suis dans les derniers à avoir dû faire leur service militaire. Comme je n’avais pas l’assurance que j’ai aujourd’hui, en 1998, quand l’armée m’appelait de façon plus que pressante, je n’ai pas eu le courage de dire non. Trop peur de reculer encore mon entrée sur la saleté de marché du travail : lors de chaque entretien que je faisais pour trouver un emploi, le fait que j’ai « encore mon service à faire » était bloquant. Début du chômage de masse, issu d’une famille modeste à qui je ne voulais pas faire payer le prix de me garder à la maison des plombes et envie d’indépendance, j’ai donc accepté.

Honnêtement, au départ, je me disais que j’allais perdre 10 mois et que ces 10 mois passeraient vite, sans réellement me laisser de souvenir. C’était là une belle erreur.

Tout commence le jour ou vous recevez vos fameux « papiers militaires ». C’est une enveloppe, recouverte du drapeau bleu, blanc, rouge. Dessus, votre nom et une notification qui vous incite à ne pas ignorer ce courrier. Autoritaire, court, le courrier vous indique votre date de tests d’incorporation (généralement deux mois plus tard). Vous pouvez engager des recours qui ne seront pas forcément acceptés (c’est écrit en toute lettre). L’armée vous attend donc pour le premier bilan d’orientation/information.

Vous allez à ce rendez-vous, généralement dans un centre de formation et d’information. En fait, vous êtes pesé, déshabillé (je remarquerai que cette pratique de mettre tout le monde à poil est fréquente), observé médicalement, puis évalué par des tests sous forme de jeux pour connaître votre niveau de français, de math et d’obéissance. A la fin, tout est entré dans une machine et l’on vous sort « l’arme »1 dans laquelle vous serez incorporé. Deux choix. Pour moi ce fut l’armée de l’air ou la marine. Aucune ne me réjouissait, et je venais surtout de comprendre que je ne pouvais plus reculer.

Quelques temps après ce rendez-vous – dans mon cas ce fut plus d’un an après – , vous receviez une nouvelle lettre avec votre incorporation. Il vous est indiqué l’horaire du train que vous devrez prendre, le wagon, et la destination. Sur la mienne, Évreux, base aérienne 105. Formation de fusilier commando.

Départ donc, début juin 1998. Je suis, comme on me le dira 10 000 fois pendant mon service, de la 98/06. Prononcez 98-6. J’ai un matricule. Et juste un nom. Pendant dix mois, je vais être appelé « aviateur » suivi de mon nom. Cela n’a l’air de rien, mais c’est une étape de déshumanisation claire.

J’arrive donc sur Évreux en pleine nuit. Nous sommes sortis du bus, par deux militaires en tenue, qui hurlent. Il faut sortir vite, parce qu’on n’est pas des « tapettes » et encore moins des « enculés ». J’ai l’impression de me retrouver dans Full Metal Jacket. Dehors, il faut se mettre en ligne, et on va faire ici de nous des « hommes » et pas des « fiottes ».

Il paraît qu’aujourd’hui l’armée respecte un peu plus mon orientation sexuelle, j’avoue avoir du mal à y croire. Surtout que de tels propos seront tenus tout au long de mon service.

Dortoir, on a 15 minutes pour se foutre au lit et extinction des lumières, des « feux » comme ils hurlent. Personne ne pleure, parce que tout le monde a compris qu’ici, la faiblesse se paie cher. C’est violent. Je me sens oppressé. Je prends un lit « en bas » dans une chambrée d’une quarantaine de lits doubles. L’instructeur arrive et me beugle dessus que moi, « je vais aller dans le lit du haut, ça me fera de l’exercice ». Ben ouais quoi, ce surpoids que je traîne, c’est pas celui d’un « homme », a priori. La première nuit, je n’ai presque pas dormi, et quand que je me suis endormi, j’ai hurlé dans mon sommeil. Du coup, le lendemain, j’avais un surnom : « gros hurleur ». C’est sympa, non. Et c’est surtout repris par la plupart des appelés présents. Je découvre médusé ce qu’est l’esprit de corps. C’est en fait un simple esprit de meute, ou les plus faibles servent de défouloir. Verbal dans mon cas, physique pour d’autres. Et cela prend moins de 24 heures.

Le lendemain, c’est la journée de mise « au pli ». J’avais les cheveux longs en 1998 et heureusement, un copain parti à l’armée avant moi, m’avait conseillé de les raser avant d’y aller. J’ai pu vite voir pourquoi  : pendant la « tonte » des « troufions », des militaires, certains gradés, prennent un malin plaisir à humilier les gens aux cheveux longs. Demi-coupe, rasage au milieu, et la personne reste comme ça pendant de longues minutes avant que sa coupe ne soit terminée. On humilie et on rit. Et on incite à rire. J’ose dire que c’est dégueulasse à haute voix. Une armoire à glace se poste devant moi, et me glisse à l’oreille, mais assez fortement pour que ce soit entendu que « celui qui ne suit pas les ordres, c’est vite vu » avec un air menaçant. Les regards des autres présents me paralysent. Le message est clair, et collectif.

Premier entraînement, je m’effondre plusieurs fois. Je ne réussis pas à grimper à la corde à nœuds. On me demande de réessayer une dizaine de fois, sous les quolibets de ma « brigade ». Plus je me plante, plus les gens rient. Surtout « Minus », l’autre vu comme faible de la brigade, qui trouve là l’occasion de se faire briller devant les autres.

Après une nouvelle nuit, j’ai mal de partout. C’est la journée des examens médicaux. C’est reparti : à poil dans un couloir, on attend notre tour. Pesés, mesurés, vaccinés. On se rhabille et on passe devant le médecin chef. C’est la première fois que je vois un peu d’humanité dans l’œil d’un interlocuteur sur place. Je lui dis clairement que je ne tiendrai pas, et que je souhaite être réformé. Il me répond qu’il comprend, mais que non, je ne serai pas réformé, mais déclassé (le mot est violent) pour être réaffecté ailleurs, en simple « basier » (militaire qui travaille sur une base aérienne). A mon visage, il comprend que je suis plus que déçu. Et il me dit « ben, le président à mis fin au service militaire, mais on a encore besoin de bras ». Cette phrase claque à mes oreilles comme nouveau point de non-retour.

Le lendemain, après remise de la fin de mon paquetage (tenues militaires et accessoires), je suis mis de côté par un sergent, avec une quinzaine d’autres gars. « Minus » est là, et il sourit. Le sergent nous laisse là, pendant au moins une heure. J’ai compris après pourquoi : il attendait que tout le bataillon 98/06 soit là. Et là, il annonce que nous somme « renvoyés ailleurs, car pas assez solides pour être des vrais commandos ». Nouvelle humiliation : le rire de dizaines de personnes qui ne nous saluent même pas pour la plupart. Nous partons dans la foulée en train. « Minus » est attendu sur Cassis. Moi, c’est la Base aérienne numéro 115, Orange.

J’ai donc fait mes « classes » à Orange. L’ambiance était moins violente qu’à Évreux. J’étais dans une chambrée, composée majoritairement de jeunes venus des DOM. Durant ce mois de classe, j’apprendrai d’eux que le chômage étant de plus de 60 % dans certains coins de France, l’armée est une porte de sortie attendue et espérée par certaines personnes. Que s’ils l’intègrent, ce n’est pas vraiment par choix. L’esprit est plus détendu. Même si mon surnom réapparaît, du fait d’un gars qui était avec moi à Évreux.

Lors de ces classes, il va m’être demandé de tirer avec des armes à balles réelles. Je redoutais ce moment. Pourtant, lors de ma première séance de tir, je mets dans le mille. Et bien, mon côté geek à l’époque ressort je pense et j’ai un peu trop pris cela comme un jeu. Par chance, en me relevant de ma série de tir, j’entends l’instructeur dire « que je ferais un bon « d’élite » ». A partir de ce moment là, je n’ai presque plus jamais atteint ma cible. Par choix. Surtout quand elle représentait une silhouette humaine.

Plusieurs de mes camarades de chambre seront mis au « trou » pour des raisons aussi farfelues que ridicules. Du refus d’obéir, en passant par le retard de dix minutes en retour de permission, tout est bon. Bizarrement, moi aussi j’ai eu du retard, mais pas de trou. Faut dire que moi, je suis vu comme normal. Et l’armée reproduit les clichés habituels : elle tape sur les plus pauvres et sur les « indigènes » à mater. J’emploie ce mot car je l’ai entendu plus d’une fois durant mon service.

D’ailleurs, assez vite, je comprends que l’armée, c’est comme la vie civile, mais en pire. Plus vous venez d’une famille aisée, plus vous êtes diplômé, plus vous vous êtes privilégié et gradé. Ma chambrée est une chambrée de pauvres. Personne n’est issu de la bourgeoisie. Et je suis le plus diplômé de tous, avec mon Bac+2. D’ailleurs, je vais me retrouver plusieurs fois à aider des gens à écrire ou à compter. Et nous sommes donc tous ici pour être des « petites mains ». Alors que d’autres appelés sont gradés et nous donnent des ordres. Tous Bac+5 a minima ou issus de familles riches. Qu’on ne me parle pas de hasard.

Au bout d’un mois de classe, avec exercices abrutissants et cours théoriques ridicules, comme par exemple « que faire en cas d’explosion atomique sur la base », un sergent arrive dans ma chambre. La plupart des gens des DOM se retrouvent affectés sur des bases aériennes dans le nord de la France. Là aussi, je n’y vois pas de hasard. Tout le monde a son affectation, sauf moi et un autre de la chambre. J’ose poser la question, on me répond qu’on va m’amener au commandant. Et j’ai découvert là que mon Bac+2 était une clef même ici : le commandant nous annonce que comme on a fait des études, nous sommes affectés comme ambulanciers. Et que nous devons passer encore 15 jours sur la base pour apprendre le métier. Oui, quinze jours pour apprendre à être ambulancier, vous avez bien lu.

S’ensuit donc une formation éclair à la conduite rapide, aux premiers soins et secours, à l’hygiène. Puis vient mon affectation. Je me retrouve devant le même commandant qui me dit « vous, comme vous êtes stéphanois, ça sera une base lyonnaise. Mont Verdun ». Je me suis montré impassible. Pas par docilité, mais parce que je suis lyonnais. Cette envie de m’emmerder au travers de la rivalité débile Saint-Étienne / Lyon est donc une chance pour moi.

Direction donc, la BA 942 Lyon-Mont Verdun. Ma mission : transport de blessés et garde 24/24 pendant 7 jours, puis 7 jours de permission. C’est un rythme sympa pour les permissions. Moins pour le reste.

Je suis donc affecté à l’infirmerie. Je vais y faire passer les tests de vue, les pesées et pas mal d’autres choses. Dans cette infirmerie, tenue par une médecin militaire, pas de personnes entièrement nues. En sous-vêtements uniquement. C’est moins embarrassant pour les gens. Et c’est donc ailleurs, bien un choix.

Pendant les 9 mois qui me restent à faire, je vais voir pas mal de choses. C’est l’avantage, si je puis dire, d’être à l’infirmerie.

D’abord, un bon paquet de gens qui sont mal dans leur peau, en dépression. Que ce soit les appelés (souvent les fusiliers commandos, soldats de protection de la base) loin de chez eux et humiliés, ou les soldats de retour de « missions à l’étranger », les fameuses « opex » pour opérations extérieures. Beaucoup de soldats qui avaient été mobilisés en ex-Yougoslavie reviennent dans un état assez lamentable. Mais la grande muette sait y faire : tous sont soignés en hôpitaux militaires, ou sur place. Rien ne sort. Rien ne transparaît.

Pareil pour les suicides. Oui, pendant mon service, il y en a eu. Mais soyons clairs : tout est classé très vite. J’ai cru comprendre que l’on n’indiquait pas forcément aux familles comment la personne était morte, simplement qu’elle l’était « en service ». J’ai toujours été surpris d’un tel mensonge : la BA 942 est une base aérienne radar, avec un ouvrage enterré. Pas une base avancée dans une zone de guerre.

L’humiliation, je l’ai ressentie aussi pour les autres. J’ai eu la chance, étant au service médical, d’être dans un environnement pas trop dur envers moi. Mais je constatais ce qu’il se passait autour de moi. Que ce soit les fusiliers commandos humiliés par des hurlements permanents, appelés « cocoyes » par les autres membres de la base : moitié con, moitié coyote, c’est ce que cela veut dire. Le coyote étant l’emblème de ce corps militaire. Un corps composé majoritairement de pauvres, comme vous vous en doutez. Ou les femmes militaires prises en général pour des imbéciles assez ouvertement, surtout par les petits gradés.

Souvent, les gradés avaient quand même pour moi un mépris assez marqué. Déjà parce que j’étais un appelé, mais aussi parce que j’étais gros. J’ai eu souvent des remarques sur « le fait qu’on a dû faire un uniforme sur mesure pour moi » (ce qui était faux au passage). Ou que « le manque d’exercice donne des porcelets », par exemple.

En tant qu’ambulancier, j’ai couvert des défilés mais aussi des exercices. J’ai pu voir à chaque fois des blessures plus stupides les unes que les autres. Des gens qui sautent de hauteurs improbables, des filins mal attachés, des fractures, etc. Et à chaque fois, la faute était reportée sur le blessé. On n’interroge pas l’armée, elle ne fait jamais d’erreur, c’est ça le message.

De ces mois de service, je retiens avant tout la déshumanisation permanente. L’esprit de corps n’est pas, comme le disent certains, un moyen de « former des hommes » et de les « confronter aux autres ». L’armée reproduisant clairement les rapports de domination présents en dehors de ses murs, en les amplifiant, il est impossible que la fameuse mixité sociale existe. Ceux qui disent que l’armée est formatrice, rêvent en fait d’un monde de bons petits soldats.

J’ai appris quoi ? A tirer, à conduire vite et à ne pas poser de question. L’obéissance, ça n’a pas vraiment pris sur moi au final. Mais j’ai vu bien des gens être brisés, sortir de leur service, non pas calmés comme l’espèrent les politicards qui rêvent du retour du service, mais bien brisés. J’ai aussi vu des petites frappes prendre encore plus d’assurance, être recrutées pour monter dans la hiérarchie, pour humilier et diriger au mieux. Attention, elles ne montaient pas trop haut, juste de quoi devenir adjudants pour diriger les autres. Elles restaient soumis au reste de la hiérarchie, mais contents de leur petit pouvoir. Et j’ai vu des gens s’engager non par goût, mais par dépit. Faute de mieux. Notons que c’est clairement le cas aujourd’hui avec l’armée « de métier », qui recrute avant tout des pauvres pour servir de chair à canon.

L’armée comme solution aux problèmes sociaux ? Cela sonne à mes oreilles aussi cynique que de confier une garde d’enfant à la famille Dutroux. L’armée n’a pas vocation à former qui que ce soit. Mais bien de formater les gens pour en faire des outils de guerre. Des bons soldats dociles qui iront mourir la fleur au fusil, persuadés de défendre la « nation » contre les « barbares » (ça aussi c’est revenu souvent en dix mois).

Suivre la voie de ceux qui rêvent de son retour au cœur de nos vies par le service militaire, c’est montrer au fond à quel point l’idée d’un État papa et castrateur est encore bien implantée dans les esprits. Et comme pour la fessée, vous entendrez des gens dire « ça va, je l’ai fait, je n’en suis pas mort ». Facile à dire quand on n’interroge rien. Moi, je n’en suis pas mort, mais je ne pourrai jamais dire que je suis le même qu’avant ces dix mois volés de ma vie.

Guerre à la guerre. Plus que jamais.

Par Fab, groupe Graine d’anar de la Fédération anarchiste, Lyon

1 Arme : (Expression de l’administration militaire) Chacune des différentes spécialisations de l’armée. L’arme de la cavalerie, de l’infanterie, de l’artillerie, du génie, de l’aéronautique, du train (…) Définition CNRTL (N.D.L.R.)