Dans le Monde Libertaire de Décembre 2018
Compte-rendu de Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique, 2018, 326p.
Voici un texte qui s’avère utile pour penser le monde contemporain. L’objet de l’analyse, à savoir le basculement des années 70 et l’inauguration d’un nouvel « art de gouverner » qui est encore actif aujourd’hui et dont il s’agit de saisir le mode de production multiple, à la fois dans les discours scientifiques, mais aussi stratégiques et patronaux, vise à nous aider à comprendre ce qui caractérise l’époque que nous vivons. Ces nouveaux discours qui apparaissent dans les années 1970, lors de la « contre-révolution néolibérale », en réponse à toute une série de critiques venues de la gauche sur le mode de production capitaliste, l’entreprise, l’écologie, le gouvernement etc. nous invite également à repenser nos propres catégories politiques. L’irruption de nouveaux objets politiques, les multinationales, les stratégies d’incitations fondées sur les sciences, le gouvernement par les marchés, nous invite ainsi à abandonner les vieilles catégories politiques qui sont les nôtres, et notamment l’idée d’une souveraineté qui serait limitée à l’État, dont nous héritons du XVIème siècle.
Bien que la thèse d’un (néo)libéralisme autoritaire ne soit pas neuve dans les textes portant sur les formes contemporaines – à partir des années 1970 – du libéralisme, qu’on a coutume, et l’ouvrage de Chamayou n’y tranche pas, d’appeler désormais « néolibéralisme », ce livre est précieux. En effet si cette thèse d’un libéralisme économique se fondant sur un État fort policièrement et politiquement, capable de réprimer les résistances et les révoltes et d’organiser, massivement ou plus stratégiquement, le démantèlement des entreprises publiques, apparaît déjà chez Harvey (Brève histoire du néolibéralisme) ou pour les francophones chez Dardot et Laval (La Nouvelle raison du monde), Chamayou se propose un traitement original de cette question. Il s’agit dans ce livre non pas d’une histoire intellectuelle du néolibéralisme, mais d’une histoire croisée des théories, des discours et des pratiques, en prenant le parti de mélanger des « Prix Nobels » d’économie et des patrons, des idéologues et des « scientifiques », des casseurs de syndicats et des intellectuels. Cette façon de raconter l’histoire, inspirée de l’historiographie foucaldienne, s’avère ici passionnante. On montre ainsi comment la réaction venue du milieu des affaires, Chamayou assume faire une histoire « d’en haut », à savoir du point de vue des dominants, aux critiques de la gauche sur le modèle économique capitaliste dans les années 1960 et 1970. En cela l’ouvrage tranche avec plusieurs écueils : la vision unitaire d’un néolibéralisme qui se serait imposé de façon implacable et cohérente, qui confine à une forme de complotisme, tout comme l’éclatement de plusieurs possibilités qui viennent dissoudre l’idée même de l’existence du néolibéralisme en une série de discours discordants. On voit ainsi comment la pensée néolibérale, réagissant aux différentes critiques venues de plusieurs milieux de gauche, s’est composée de façon « bâtarde », principalement aux États-Unis, lieu principal d’élaboration de la nouvelle pensée libérale, mais possédant néanmoins une certaine unité visant à défendre des positions politiques par divers moyens.
L’ouvrage est ainsi extrêmement riche en développements et analyses historiques précises et sourcées, s’intéressant à des aspects différents de la réponse « néolibérale » aux nombreuses critiques portant sur le libéralisme et le capitalisme. Je donnerai ici uniquement quelques exemples du type d’analyse qu’on trouve dans l’ouvrage.
Ainsi la première partie du livre s’intéresse aux réponses du patronat, d’un point de vue stratégique, vis-à-vis des critiques portant sur le travail, notamment dans les usines américaines d’automobile. Ces critiques produisent des effets réels : absentéisme, désorganisation, tentation d’autonomie des travailleurs, etc. Dans ce cadre les syndicats sont également puissants et demandent des garanties toujours plus importantes au patronat. Il va s’agir pour les milieux patronaux américains de constituer une stratégie de réponse pour répondre aux syndicats. Grégoire Chamayou décrit ainsi avec précision les indications qu’on retrouve formulée à l’époque aux patrons et aux gestionnaires de ces entreprises pour discipliner les travailleurs et casser les syndicats. Il va s’agir par exemple de les cuisiner lors des entretiens d’embauches pour savoir s’ils ont des sympathies progressistes, leur tenir des discours sur l’inutilité des syndicats (« La compagnie fonctionne sans syndicat, et ce depuis longtemps. Nous ne disons pas que les syndicats sont bons, ni d’ailleurs qu’ils sont mauvais, juste que nous n’éprouvons pas le besoin d’en avoir chez nous ; or il semble bien que personne n’a jamais éprouvé le besoin d’en avoir chez nous, puisqu’ici, il n’y a pas de syndicat. » p. 34), virer systématiquement les syndiqués ou ceux qui songent à le faire, établir des profils psychologiques des employés, mais aussi espionner les réunions pour voir les leaders et, si besoin, les harceler en faisant appel à des groupes spécialement constitués pour casser les leaders syndicaux. On conseille ainsi non seulement de jouer sur le tableau répressif mais aussi sur le tableau du discours corporate, de la responsabilisation individuelle (« réglez vos problèmes vous-mêmes, vous êtes libres » etc.).
Ces réponses pratiques et stratégiques au sein de l’entreprise vont s’articuler avec tout un discours scientifique que Chamayou déconstruit, et qui vise à gommer l’aspect disciplinaire et hiérarchique de l’entreprise. Ainsi il analyse la production scientifique économique de la firme, qu’on appelle « néo-institutionnaliste ». Il lit ainsi avec précision un article de 1976 de Jensen et Meckling, extrêmement cité dans la littérature, qui, sous couvert de défendre une théorie scientifique de la firme comme « fiction juridique », vise en fait à défendre un agenda politique en montrant que la firme, n’étant qu’une fiction produite par le droit, ne peut avoir de « responsabilité sociale ou écologique. La force de la démonstration de Chamayou est de montrer l’entremêlement indiscutable de productions scientifiques au sein de la discipline économique et de positionnements idéologiques réactionnaires visant de fait à défendre la grande entreprise en essayant de gommer l’exercice du pouvoir immanent à la situation hiérarchique du salariat. On produit ainsi tout un tas de théories mystificatrices cherchant à nier l’inégalité des situations : la théorie des contrats qui indique que la firme n’est constituée que d’individus égaux contractant librement entre eux et pouvant symétriquement prendre congés l’un de l’autre (en faisant abstraction de la nécessité de travailler pour certains, puisqu’il est dit qu’un employé peut « licencier » son patron en ne travaillant plus pour lui!), ou encore la théorie du capital humain, développée par Gary Becker contre Marx et sa théorie de l’exploitation, stipulant que les individus possèdent tous du capital vu que leur éducation et leur formation sont le résultat d’un investissement, qu’ils mettent sur le marché comme des entrepreneurs.
La force du propos de Chamayou est ainsi de réussir à mettre en relation toute une série d’éléments qui apparaissent disparates. Ainsi il raccroche également au néolibéralisme l’invention de l’analyse coût/bénéfice, comme une façon de révolutionner l’épistémologie de la preuve (il faut désormais prouver qu’une régulation étatique d’un danger écologique ou social apporte plus de bienfaits que de coût économique inhérents à la régulation), comme une façon pour le patronat de lutter systématiquement contre toute tentative de régulation, écologiques – le livre traite très bien de cette question écologique- sociales et politiques.
Tous ces éléments n’impliquent pas un État évanouissant pour Chamayou mais au contraire une reconfiguration du rôle de l’État comme garant des politiques néolibérales. Comme l’ultime chapitre le montre l’État néolibéral n’est pas absent, mais extrêmement puissant dans son cadre, notamment pour appuyer les réformes néolibérales et pour garantir l’ordre public, en réprimant si besoin les manifestations et les résistances. L’auteur démontre ainsi comment les positions libérales de Hayek et de Friedman, les deux représentants les plus importants du néolibéralisme, s’accordent très bien avec la violence dictatoriale du Chili à partir de 1973 ou encore de l’Argentine à la même époque. La formule du néolibéralisme apparaît ainsi clairement formulée : une économie libre soutenue par un État fort.
Il ne faut pas ainsi se laisser tromper par les accents libertaires que chantent le managment et la théorie néolibérale, annonçant l’ingouvernabilité radicale des individus et des sociétés. Le néolibéralisme apparaît comme radicalement autoritaire sur plusieurs plans : sa théorie du marché spontané ne peut exister que sous la contrainte politique permanente et l’organisation juridique de l’État ; d’autre part autoritaire il l’est également en ce qu’il consiste à défendre – tout en niant cette réalité, ce qui est le propre de l’idéologie ! – la discipline et l’exploitation au sein de l’entreprise. L’autorité se trouve ainsi être politique, sociale et économique.
Face à cela, et notamment au faux-dilemme d’une opposition systématique d’une intervention étatique paternaliste (illusoire étant donné que les cadres administratifs de l’État sont eux-mêmes convertis à l’idéologie néolibérale) à l’auto-organisation des marchés, Chamayou invite à repenser l’auto-gestion, chose, qui ne peut que plaire aux libertaires qui pensent et défendent l’autogestion, contre l’État et la firme autoritaire, depuis longtemps. Les développements de ce livre donnent ainsi des outils de compréhension critique importants pour souligner l’importance de la mise en avant du projet libertaire.
NCJ – Groupe Graine d’Anar (Lyon).