Réflexions sur l’économie expérimentale et le prix Nobel de Duflo, Banerjee et Kremer.
Tous les ans en Octobre est annoncé le « Prix Nobel » (Prix de la banque de Suède) d’économie. Si, et c’est désormais devenu un classique, il est normal de rappeler que ce prix émane d’un certain point de vue sur l’économie, généralement plutôt libéral, il demeure intéressant de s’intéresser aux lauréats pour observer la tendance de la recherche dans la discipline.
Cette année les lauréats sont Abhijit Banerjee, Esther Duflo et Michael Kremer. Pour les profanes ces noms ne disent peut-être rien, mais pour les économistes ils sont biens connus et ce prix n’est pas une surprise. En effet depuis les années 1990 l’économie connaît ce qu’on a pu appeler un « grand tournant expérimental ». Suite à des décennies d’évolution, avec notamment au début des années 1970 la réfutation de la théorie de l’équilibre général qui avait structuré la discipline pendant un demi-siècle ou encore la tendance des économistes à intégrer toujours plus de variables « réalistes » dans leurs modèles (normes, institutions, structures sociales, etc.), l’économie en tant que discipline a connu une croissance massive des études expérimentales. Cela a commencé avec les études en laboratoire suite à l’import de la psychologie comportementale en économie (ce qu’on a appelé behavioral economics), puis dernièrement avec l’import des processus d’expérimentation de terrain issu de la médecine (la evidence-based medecine). L’idée de ces nouvelles études est simple : à l’aide des procédés statistiques de la médecine expérimentale on peut isoler les résultats spécifiques à l’intervention des expérimentateurs, notamment par la sélection de groupes randomisés (choisis aléatoirement, de façon à neutraliser les différentes variables d’âge, de classe, de genre etc.). Ces méthodes ont été utilisées à grande échelle par Banerjee, Duflo et Kremer en économie expérimentale, notamment dans le champ de l’économie du développement.
De fait, depuis désormais 30 ans ces expériences se sont multipliées et il en a été conduit plusieurs centaines partout dans le monde, attirant un nombre croissant de financements. Dans les années 1990, notamment au Kenya, les expériences ont commencé dans des écoles, ou il s’agissait de pouvoir faire le lien entre l’absentéisme des enfants et certaines variables d’intervention. Par exemple Kremer a montré que l’absentéisme baissait de 25 % chez les enfants dans les classes lorsqu’on leur donnait un traitement vermifuge pour les vers d’estomac. Ainsi l’idée est de sélectionner quelles sont les mesures les moins coûteuses qui produisent le plus de résultat. En bref : comment être le plus efficace et tirer le maximum de bénéfice de moyens limités.
De ce fait ces économistes ont reçu le Nobel pour leur « approche expérimental visant à diminuer la pauvreté dans le monde ».
Depuis 30 ans plusieurs critiques ont été faites à l’économie expérimentale, sur des critères scientifiques. En vrac on peut citer la question de la « validité externe », à savoir si les études menées peuvent avoir une validité au-delà du terrain d’expérimentation, et donc si ces études participent à la production de connaissance scientifique générale ; ou encore la question des présupposés théoriques de ces expérimentations, qui demeurent fondées, malgré leur agnosticisme affiché, sur la théorie du choix rationnel qui opère comme un benchmark (c’est-à-dire que cette théorie est toujours utilisée comme la norme que les individus devraient réaliser mais qu’ils ne réalisent pas de fait de leur irrationalité ou de leurs biais cognitifs).
Le remède et le mal.
Mais de mon côté je vais davantage m’intéresser dans ce court article à une critique générale qui me semble importante dans le cadre de ces études expérimentales, à savoir le focus de celles-ci : il s’agit à chaque fois de résoudre des problèmes structurels et systémiques via des micro-interventions.
Le focus de l’économie expérimentale porte en effet principalement sur des interventions sur des variables spécifiques : lutter contre l’absentéisme par des traitements peu cher comme le vermifuge, contre la maladie en donnant des moustiquaire, etc. Il ne s’agit pas de dire que ces interventions n’ont aucune valeur en soi, une association de terrain qui mèneraient ces interventions avec des moyens limités ne poserait pas de problèmes per se. Néanmoins lorsque ce sont des chercheurs à la tête de réseaux bien financés et dans des équipes de plusieurs centaines de personnes qui sont récompensés pour ces actions, tout en étant encensés par le comité Nobel comme étant à la pointe de la lutte contre la pauvreté au niveau mondial tout cela prête à sourire.
En effet le tournant expérimental en économie du développement a mené à une certaine dépolitisation du problème, à savoir que d’une discipline qui se posait des problèmes d’impérialisme, de conséquences de la colonisation, d’inégalités mondiales des richesses, on est passé à une discipline gestionnaire, identifiant des micro-problèmes à résoudre de façon technique : bref la discipline est passé du diagnostic politique à une simple technique de résolution de problèmes.
Or il faut bien noter que récompenser des auteurs qui incarnent d’une certaine façon ce tournant n’est pas anodin, puisqu’il s’agit de soutenir qu’il n’y aurait de solution du problème de la pauvreté de façon rigoureuse et acceptable qu’à la marge. Arrêtez donc de vous questionner sur l’inégalité des richesses, sur la concentration de celles-ci de façon toujours plus importantes dans un nombre toujours plus restreint de mains, arrêtez de vous interroger sur l’impérialisme, la destruction des pays par des puissances carnassières, sur le caractère prédateur de certains États, sur la géopolitique mondiale, sur les problèmes climatiques causés par ces logiques globales, car les seules solutions sont locales, expérimentales, et visent des problèmes ciblés. Arrêtez de faire de la politique, bienvenue dans la technocratie.
Bien sûr on pourra répondre ici que les deux choses ne sont pas contradictoires : on peut tenir des discours généraux tout en menant des actions ciblées, penser global agir local. Cependant ce contre-argument n’est pas tout à fait vrai. Lorsque les seules pratiques et discours qui sont valorisés sont les plus dépolitisés, les plus restreints et les plus techniques, il n’est plus possible structurellement de faire entendre une voie discordante. Cette conséquence est d’autant plus vraie au sein de la discipline économique en question la tendance structurelle du champ est dominée par des impératifs de production scientifique et que la reconnaissance est captée par ces approches qui brossent dans le sens du poil l’idéologie globale des dirigeants politiques – mais dont la sociologie ne doit pas être très éloignée des personnes qui décernent le prix – toute pensée hétérodoxe devient proscrite car inaudible.
Comme souvent en soignant les symptômes les causes demeurent inaperçues, et ces approches remplissent donc une fonction idéologique identifiable, garantir l’éthique du système et rendre le monde acceptable.
NCJ Groupe Graine d’Anar Lyon