Vous connaissez les laisses à enrouleur : elles donnent l’impression au chien qu’il est libre… jusqu’à un certain point. Ici il est question de logiciels. À enrouleur ?
Beaucoup de personnes l’ignorent ou ne souhaitent pas se confronter à cet aspect, un logiciel informatique n’est pas un produit commun et ne s’acquiert pas comme un livre ou une baguette. Lorsque l’on achète un ouvrage auprès de sa libraire ou du pain auprès de son boulanger, on en fait bien ce que bon nous semble. Il n’en est rien auprès de son éditeur de logiciels : celui-ci ne nous accordera qu’un droit d’utilisation. Ce droit, cette licence, n’est cédée que sous certaines conditions, énumérées dans le « contrat de licence utilisateur final » (le fameux CLUF de Microsoft) et rédigées dans un abscons verbiage juridique. La plupart du temps, elle n’est accessible que contre une somme d’argent, bien qu’il existe certains logiciels « gratuits ».
Pour les vendeurs, la chose est également différente. Si la libraire doit acheter une réserve de livres bien réels auprès d’un éditeur qui les aura lui-même obtenus auprès d’un imprimeur ; si le boulanger doit commander de la farine et entretenir ses outils de travail ; l’éditeur de logiciels, lui, peut littéralement « multiplier les pains » sans grand effort puisque son produit, immatériel, peut être reproduit sans réelle limite.

Achats sous conditions
Les conditions d’utilisation ou licences imposées aux utilisateurs, malgré le fait qu’elles soient généralement payantes, sont très restrictives. Il est interdit de copier le logiciel, droit réservé à l’éditeur puisqu’il est son seul moyen de profit, il est interdit de « démonter » le logiciel pour examiner son fonctionnement, par exemple, par décompilation… et nombre d’autres restrictions décrites dans chaque licence. Cependant, en matière de technologie, interdit n’est pas impossible. La loi permet alors de classer ces actions dans le registre de la contrefaçon et sont sévèrement punies.
Conséquence de ces barrières juridiques et commerciales imposées à ces logiciels dits « privatifs1 », il est impossible de participer à leur critique ou à leur amélioration sans être membre de l’industrie qui le produit et doté de suffisamment de pouvoir pour que sa voix ait un quelconque effet.
Dans les années 1970, l’informatique connaît un essor particulier au sein des laboratoires Bell de la société AT&T ainsi qu’au MIT, institut de technologie. C’est dans ces structures que sont passés des personnages importants pour la discipline, certains marqués semble-t-il par un état d’esprit détonant avec leurs institutions d’alors. On y verra apparaître le langage C2, fondamental pour l’informatique moderne, le système d’exploitation Unix3 et les fondements des logiciels à licence dite « libre ».
La licence étant un contrat privé entre deux parties libres4 d’y consentir, il est presque possible d’y écrire n’importe quoi. Les éditeurs de logiciels privatifs s’appuient sur le droit et la répression étatique de la contrefaçon5 pour imposer leur conditions. Il est par exemple possible, pour Microsoft, d’édicter de très fortes restrictions d’utilisation, de consulter ou de modifier le contenu de votre ordinateur6. Vous n’avez rien à y redire, puisque vous êtes liés par un contrat de licence. Le seul moyen de s’affranchir de ces contraintes serait de rompre le contrat et céder cette licence en désinstallant le logiciel… mais une fois fait, n’espérez pas trop être remboursé ! Le logiciel immatériel serait-il donc, comme un livre ou un vélo, sujet à vétusté ?
Vers des logiciels libres
Dès la fin des années 70, quelques personnes de ces nouvelles technologies de l’information ont proposé toute autre chose : permettre le contrôle total de l’utilisateur sur son logiciel, d’une utilisation libre à l’examen de son code, en passant par un partage, lui aussi sans frontières. À contre-courant des licences privatives, ces nouvelles licences dites « libres » ne signifient pas pour autant que ces logiciels soient « libres de droits ». Au contraire, ces licences s’appuient sur le droit en vigueur7 pour garantir ses quatre libertés8 à l’utilisateur :
- liberté d’utiliser le logiciel, quel que soit cet usage ;
- liberté d’examiner le code source du logiciel et d’éventuellement le modifier à sa guise ;
- liberté de redistribuer le logiciel ;
- liberté de distribuer des versions modifiées du logiciel au bénéfice de la communauté.
Ces licences, venues du monde informatique, s’étendent aujourd’hui à l’art ou à l’écriture. Il est ainsi courant de voir des photographies, de la musique ou des écrits publiés sous des licences libres, comme peut l’être l’encyclopédie Wikipédia9.
Détail d’importance, les licences libres n’imposent pas la gratuité du logiciel ou de l’œuvre qu’elles protègent. Il est en effet possible de vendre un logiciel libre, ne serait-ce que pour couvrir les frais de publication, d’impression ou de gravure.
On lit souvent, en anglais, que le mot free — au double-sens libre et gratuit — doit être compris comme « free as in freedom, not as in free beer », autrement dit le jeu de mots : « free comme dans liberté et non free comme une bière gratuite ». Pour éviter cette fâcheuse confusion, le mot d’origine latine libre est régulièrement utilisé par les libristes anglophones. La gratuité, qui n’est pas systématique, est cependant généralisée puisque, contrairement à un livre ou à une baguette, un logiciel peut être copié en un clic : il est donc possible, grâce à la 3e liberté garantie par la licence libre, de toujours trouver une copie du logiciel sans devoir s’acquitter d’un paiement. Il s’agit donc bien de laisser le plus de choix possibles à l’utilisateur et non de l’enfermer dans un carcan de contraintes.
Parmi les licences libres les plus utilisées, on peut citer la GNU GPL pour les logiciels et la CC BY-SA pour les images. Ces licences ont deux particularités importantes communes à d’autres licences libres :
- citer les auteurs(ices) originels(les) lors de la diffusion. Ceci permet de pouvoir remonter le fil des modifications et d’éventuellement contacter ces personnes ;
- lors d’une modification du logiciel ou de l’œuvre, la nouvelle version devra être diffusée sous la même licence. Cette contrainte peut paraître anodine mais elle est essentielle à l’utilisateur pour conserver sa liberté.
Cette pratique de copyleft10 est en effet ce qui empêche des entreprises privées de s’accaparer les logiciels libres pour en tirer d’autres logiciels aussitôt mis sous clef. Au contraire, si un intervenant privé venait à modifier le logiciel libre, ses modifications, automatiquement placées sous licence libre, bénéficieraient à tout le monde.

Quels logiciels libres ?
Pour finir, un rapide tour d’horizon des logiciels libres les plus courants. Si l’essentiel des ordinateurs personnels subissent l’hégémonie de Microsoft Windows éhontément acquise par ce qui s’apparente à de la vente forcée, la plupart des ordinateurs qui font tourner l’Internet fonctionnent grâce à des logiciels libres. De nombreuses machines de calcul travaillent également sous des systèmes libres dits « de type Unix ». Ce système d’exploitation, évoqué précédemment, posait en effet les bases d’un fonctionnement modulaire, multi-utilisateur, encore inédit de nos jours. Si Unix était à son époque un logiciel privatif d’AT&T, de nombreux clones libres en ont repris la structure et l’esprit. Citons les différents BSD mais surtout le plus connu d’entre-eux, linux. Notons aussi que l’OSX d’Apple, bel et bien privatif, est un système à architecture Unix.
Linux est un noyau de système d’exploitation qui a acquis une grande popularité, surtout depuis que le projet GNU l’a intégré en attente du développement de son propre noyau11. Depuis les années 90, on voit de nombreuses distributions linux, véritables systèmes clef en main, proposées au public pour équiper leurs ordinateurs. Déroutant de prime abord, on comprend l’intérêt d’une telle diversité face à la pauvreté d’un unique Windows que l’on subit dès l’achat de son ordinateur, sans aucune possibilité d’ajustement, encore moins de modification puisque sa licence l’interdit. Totalement à contre-courant d’un modèle uniformisé, on trouve chez les GNU/linux11 des distributions pour tel ou tel usage, qu’il soit généraliste, musical, scientifique, graphique… mais aussi des versions très légères pour équiper de vieilles machines comme le fait Emmaüs avec Emmabuntüs ou sécurisées comme TAILS, bien utile pour la communication avec des militant(e)s de pays moins libres que le nôtre.
À l’usage, la liberté des logiciels sous licence libre, ainsi qu’un certain état d’esprit Unix font que le recours à ces outils ouvre de vastes horizons. Beaucoup de choses sont impossibles sous les systèmes privatifs — Apple, Microsoft, mais aussi Android — ou nécessitent l’achat de logiciels eux-mêmes privatifs, ou encore de faux-gratuits qui revendent vos données personnelles et vous imposent de la publicité12.
Ces activités deviennent accessibles grâce aux logiciels libres. Bien souvent, on découvre un tout petit logiciel, très léger, qui fait une seule tâche mais la fait correctement. Terminé, l’éparpillement entre 36 usines à gaz qui clignotent dans tous les sens avec leurs insupportables rappels « plus que 30 jours avant la fin de la démo » !
Ne plus dépendre des licences privatives, c’est se libérer des entreprises qui vous vendent vos chaînes numériques.
C’est aussi sortir de la spirale du piratage, qui n’a rien d’émancipateur puisqu’il participe lui-même à la promotion des industries qu’il prétend dénoncer. C’est se libérer de ces merveilleux cracks qui parasitent vos ordinateurs, installent des mouchards et volent vos données personnelles.
Promouvoir les licences libres, c’est partager des outils pour les connaissances et les arts.
Ces considérations sur la liberté informatique semblent donc parfaitement compatibles, sinon absolument essentielles pour une émancipation individuelle et collective de nos activités numériques.
Gwen, Graine d’Anar, Lyon
5 septembre 2021
1 On rencontre aussi les termes « propriétaires » ou « privateurs ».
2 Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/C_(langage)
3 Parmi l’équipe qui crée Unix, se trouve D. Ritchie déjà impliqué dans la création du langage C.
4 Liberté ici somme toute relative. Lorsqu’un particulier achète un ordinateur, la position de monopole de Microsoft fait que Windows lui est quasiment imposé, dans ce qui s’apparente à de la vente forcée. Il peut refuser ce système d’exploitation et le désinstaller contre un remboursement dérisoire qui ne correspond évidemment pas au montant qu’il devrait payer pour réacquérir une licence. De plus, il se retrouverait avec une machine inutilisable en l’état. Cette situation, créée de toutes pièces par Microsoft avec la complicité des fabricants d’ordinateurs, est donc largement à l’avantage des industriels au détriment des utilisateurs, ainsi qu’au détriment des promoteurs de systèmes sous licence libre.
5 La contrefaçon est communément admise comme étant l’imitation trompeuse d’un objet. On contrefait un sac à main de marque pour augmenter sa marge. Un logiciel simplement copié, même à l’identique, relève-t-il de la contrefaçon ? Quel est le préjudice pour l’éditeur, sinon celui d’une hypothétique vente d’un produit qui n’a pas même d’existence ?
6 À consulter dans ‘C:\Windows\System32\license.rtf’
7 Rappelons qu’en France, la notion « libres de droits » n’existe pas. Contrairement à d’autres pays comme les États-Unis d’Amérique, le droit moral est ici imprescriptible. Il est donc impossible de placer volontairement une œuvre dans le « domaine public ». Seules s’y trouvent les œuvres dont l’auteur ou l’autrice est décédé(e) depuis plus de 70 ans et restées sans ayants-droits, comme par exemple la Joconde.
8 Quatre libertés rappelées par la FSF : https://www.gnu.org/philosophy/free-sw.html
9Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Citation_et_r%C3%A9utilisation_du_contenu_de_Wikip%C3%A9dia
10Voir : https://www.gnu.org/licenses/copyleft.html
11 GNU est un projet de système d’exploitation libre de type Unix dont le noyau, dénommé Hurd, est toujours en développement. En attendant une version stable, c’est le noyau linux est utilisé. Le système qui en résulte n’est donc pas foncièrement « linux » mais bien « GNU/linux ». Cette précision d’apparence futile est importante pour différencier ces systèmes d’autres produits non libres construits autour d’un noyau linux, comme l’est par exemple le Google Android de nos téléphones.
12 « Si c’est gratuit, c’est vous le produit ! » … mais surtout, sa réciproque : https://www.laquadrature.net/2016/08/17/si-vous-etes-le-produit/